Yu Hua - Vivre !

Yu Hua, Vivre !, un livre publié en 1994.


« La Révolution culturelle faisait rage en ville. Les murs étaient couverts de dazibaos. Ceux qui les placardaient étaient des paresseux. Ils ne se donnaient même pas la peine d'arracher les vieux pour coller les nouveaux. Ainsi superposés, les dazibaos finissaient par ressembler à des poches, tellement ils étaient gonflés. Erxi et Fengxia avaient leur porte entièrement couverte de slogans. Et on imprimait des citations du président Mao sur les objets d'usage courant. C'est ainsi que l'on pouvait lire sur un oreiller que "Il ne faut jamais oublier la lutte des classes", et sur un drap de lit qu'il faut "Naviguer dans les grandes tempêtes révolutionnaires". Erxi et Fengxia couchaient donc sur les citations du président Mao.
En ville, j'évitais les endroits trop fréquentés. Les bagarres étaient quotidiennes et je m'étais heurté plusieurs fois à des blessés, étalés par terre. Je comprenais maintenant pourquoi le chef de notre village ne participait plus aux réunions qui se déroulaient en ville. Et pourquoi il refusait toujours d'aller au district, aux réunions des cadres du troisième degré, malgré la carte d'invitation que lui dépêchait la com¬mune.
- Cela me fait trop peur, nous avouait-il en privé. Il meurt des gens tous les jours, là-bas. Si je vais à ces réunions, je serai bon pour le cercueil.
Réfugié au village, le chef avait vécu quelques mois tranquilles. Mais un jour que tout le monde était aux champs, on vint sur place le chercher. De loin, nous vîmes flotter un drapeau rouge: un groupe de gardes rouges se dirigeait vers nous. Leur arrivée fit extrêmement peur au chef, qui se trouvait parmi nous. Il aurait voulu pouvoir se cacher.
- Est-ce moi qu'ils viennent chercher? me demanda-t-il d'une voix tremblante.
Ils s'arrêtèrent devant nous. En tête du groupe se trouvait une fille.
- Pourquoi n'y a-t-il ici ni slogans, ni dazibaos? cri a-t-elle. Qui est votre chef? Où est-il ?
Le chef posa sa houe et se dépêcha de se présenter devant elle.
- Camarade garde rouge, dit-il, plié en deux.
- Pourquoi n 'y a-t-il ni slogans, ni dazibaos ici? répéta la fille en balayant de la main tous les murs autour d'elle.
- Il y en a, répondit le chef. Il y a même deux slogans juste derrière ce bâtiment-là.
La fille avait tout au plus seize ou dix-sept ans, mais elle faisait preuve d'une belle arrogance. Elle se contenta de regarder le chef de travers.
- Allez, il faut écrire des slogans là-bas, dit-elle montrant une maison à des gardes rouges qui . tenaient déjà un pot de peinture à la main.
Ils obéirent aussitôt et se mirent à courir vers la maison qu'elle leur avait désignée.
- Il faut convoquer un rassemblement général des habitants du village, ordonna la fille à notre chef.
Celui-ci s'empressa de sortir un sifflet de sa poche.
Il siffla de toutes ses forces, et tous les paysans qui travaillaient aux champs convergèrent en hâte vers lui.
- Qui est l'ancien propriétaire de cette maison? cria la fille à la foule.

Tout le monde me regarda. Je me mis à trembler sur mes jambes. Heureusement, le chef intervint pour me sauver:
- Il a été fusillé à la Libération, répondit-il.
- y a-t-il ici d'anciens paysans riches ? demanda-t-elle.
- Il y en avait un, mais il a crevé il y a deux ans, répondit le chef.
Elle lança un coup d' œil au chef et se remit à crier :
- y a-t-il ici un partisan du capitalisme?
- Notre village est tout petit, répondit le chef. On n'y trouve pas de partisans du capitalisme.
Elle tendit le bras brusquement et montra le chef du doigt, lui touchant presque le nez.
- Qui es-tu? lui demanda-t-elle.
- Je suis le chef, le chef de l'équipe de production, déclara-t-il, pris de peur.
- C'est toi ! cria la fille. C'est toi le partisan de la voie capitaliste au pouvoir.
- Non, non, je n'ai pas choisi cette voie, répliqua le chef, effrayé, en secouant la tête.
La fille n'en tint aucun compte. Tournée vers la foule, elle déclara bien haut :
- Il a gouverné ici par la terreur. Il vous a opprimés. Vous devez vous révolter contre lui. Vous devez lui casser les jambes.
Nous fûmes frappés de stupeur. Le chef jouissait d'une grande autorité auprès de nous. Quand il nous disait de faire ceci ou cela, nous lui obéissions au doigt et à l'œil. Jamais personne ne l'avait contredit. Et voilà qu'il s'inclinait devant ces enfants venus de la ville. Il les suppliait. Il disait des mots que même nous, nous aurions eu du mal à sortir.
- Allez, dites quelque chose, je vous en prie, nous demanda-t-il. Est-ce que je vous ai opprimés, moi?
Nous regardâmes le chef, puis les gardes rouges.
- Le chef ne nous a pas opprimés, c'est un homme de bien, déclarèrent les gens les uns après les autres.
La fille nous observa, les sourcils froncés.
 - Il est irrécupérable, dit-elle.
Là-dessus, elle fit un signe à ses camarades.
- Emmenez-le, ordonna-t-elle.
Deux gardes rouges saisirent le chef par les bras.
- Non, je ne veux pas aller en ville, sauvez-moi, mes amis! hurla le chef. Je ne veux pas y aller, c'est le cercueil qui m'attend !
Mais il eut beau crier, on l'emmena, mains croisées dans le dos, plié en deux. Les gardes rouges se mirent en route en scandant des slogans révolutionnaires d'un air belliqueux. Effrayés, nous n'avions pas pu leur résister. Personne n'en avait eu l'audace. »