John Steinbeck - Des souris et des hommes

John Steinbeck, Des souris et des hommes (Of mice and men), écrit en 1937.


« - Y a des haricots pour quatre hommes là-dedans, dit George.
De l'autre côté du feu, Lennie l'observait. Il dit patiemment.
- Moi j'les aime avec du coulis de tomates.
- Eh bien, on n'en a pas, dit George avec colère. T'as toujours envie de ce qu'on n'a pas. Bon Dieu, si j'étais seul, ce que la vie serait facile! J'pourrais me trouver un emploi et travailler. J'aurais pas d'embêtements. Pas la moindre difficulté, et, à la fin du mois, j'pourrais prendre mes cinquante dollars, et m'en aller faire ce que je voudrais en ville. Même, que j'pourrais passer toute la nuit au claque. J'pourrais manger où je voudrais, à l'hôtel ou ailleurs, et commander tout ce qui me viendrait à l'idée. Et je pourrais faire ça tous les mois. M'acheter un gallon de whiskey, ou ben aller dans un café jouer aux cartes ou faire un billard.
Lennie s'agenouilla et, par-dessus le feu, observa la colère de George. Et la terreur lui crispait le visage.
- Et qu'est-ce que j'ai? continua George furieusement. J'ai toi! Tu n'peux pas garder un métier, et tu me fais perdre toutes les places que je trouve. Tu passes ton temps à me faire balader d'un bout du pays à l'autre. Et c'est pas encore ça le pire. Tu t'attires des histoires. Tu fais des conneries, et puis il faut que je te tire d'affaire. Sa voix s'élevait, était presque un cri.
- Bougre de loufoque! Avec toi, j'sors pas du pétrin.
Il se mit alors à parler comme font les petites filles quand elles s'imitent les unes les autres.
- J'voulais rien que lui toucher sa robe à cette fille... j'voulais rien que la caresser comme si c'était une souris... Comment foutre voulais-tu qu'elle sache que tu voulais rien que lui toucher sa robe? Elle fait un bond en arrière, et tu te cramponnes à elle comme si c'était une souris. Elle gueule, et puis il faut que nous restions cachés toute la journée dans un fossé d'irrigation avec un tas de types à nos trousses. Et puis après, il a fallu se faufiler dans le noir et quitter le pays. Et tout le temps quelque chose comme ça... tout le temps. Si seulement j'pouvais te foutre dans une cage avec un million de souris et te laisser t'amuser à ton aise.
Sa colère tomba brusquement. Par-dessus le feu, il regarda la figure angoissée de Lennie, puis, honteux, il baissa les yeux vers les flammes.
Il faisait assez noir maintenant, mais le feu éclairait les troncs des arbres et les branches qui formaient voûte au-dessus d'eux. Lennie rampa lentement et prudemment autour du feu jusqu'à ce qu'il fût tout près de George. Il s'accroupit sur ses talons. George tourna les boîtes de conserve afin de présenter l'autre côté au feu. Il affectait de ne pas s'apercevoir que Lennie était si près de lui.
- George! très doucement.
Pas de réponse.
- George!
- Qu'est-ce que tu veux?
- C'était pour rire, George. J'en veux pas de coulis de tomates. J'mangerais pas d'coulis de tomates même si j'en avais ici, à côté de moi.
- Si y en avait ici, tu pourrais en avoir.
- Mais j'en mangerais pas, George. Je le laisserais tout pour toi. Tu pourrais en couvrir tous tes haricots. Moi, j'y toucherais point.
Toujours maussade, George regardait le feu.
- Quand je pense ce que je pourrais rigoler si j't'avais pas avec moi, ça me rend fou. J'ai pas une minute de paix.
Lennie était toujours accroupi. Il regardait dans les ténèbres, par-delà la rivière.
- George, tu veux que je m'en aille et que je te laisse seul?
- Où donc que tu pourrais aller?
- Oh! j'pourrais. J'pourrais m'en aller dans les collines, là-bas. J'trouverais bien une caverne quelque part.
- Oui? Et comment qu'tu mangerais? T'es même pas assez malin pour te trouver à manger.
- J'trouverais des choses, George. J'ai pas besoin d'choses fines avec du coulis de tomates. Je m'coucherais au soleil et personne ne m'ferait de mal. Et si j'trouvais une souris. J'pourrais la garder. Personne ne viendrait me la prendre.
George lui lança un regard rapide et curieux.
- J'ai été méchant, c'est ça?
- Si tu n’veux plus de moi, je peux m'en aller dans les collines me chercher une caverne. J'peux m'en aller n'importe quand.
- Non... écoute! C'était de la blague, Lennie. Parce que j'veux que tu restes avec moi. L'embêtant, avec les souris, c'est que tu les tues toujours. Il s'arrêta.
- J’vais te dire ce que je ferai, Lennie. À la première occasion, j'te donnerai un p'tit chien. Ça, tu le tueras peut-être pas. Ça vaudra mieux que les souris. Et tu pourras le caresser plus fort.
Lennie évita l'hameçon. Il avait senti qu'il avait l'avantage.
- Si tu m'veux plus, t'as qu'à le dire, et j'm'en irai dans les collines, là-bas... tout là-haut dans ces collines, et j'vivrai seul. Et on m’volera plus mes souris.
George dit:
- Jveux que tu restes avec moi, Lennie. Nom de Dieu, on te prendrait pour un coyote et on te tuerait si t'étais seul. Non, faut rester avec moi. Ta tante Clara aimerait pas te savoir à courir tout seul comme ça, quand même qu'elle est morte. Lennie dit avec astuce:
- Raconte-moi... comme t'as fait d'autres fois.
- Te raconter quoi?
- Les lapins. George trancha.
- Faut pas essayer de me faire marcher. Lennie supplia:
- Allons, George, raconte-moi. Je t'en prie, George. Comme t'as fait d'autres fois.
- Ça te plaît donc bien ? C'est bon, jvais te raconter, et puis après, on dînera.
La voix de George se fit plus grave. Il répétait ses mots sur un certain rythme, comme s'il avait déjà dit cela plusieurs fois.
- Les types comme nous, qui travaillent dans les ranches, y a pas plus seul au monde. Ils ont pas de famille. Ils ont pas de chez-soi. Ils vont dans un ranch, ils y font un peu d'argent, et puis ils vont en ville et ils le dépensent tout... et pas plus tôt fini, les v'là à s'échiner dans un autre ranch. Ils ont pas de futur devant eux.
Lennie était ravi.
- C'est ça... c'est ça. Maintenant, raconte comrnent c'est pour nous.
George continua:
- Pour nous, c'est Pas comme ça. Nous, on a un futur. On a quelqu'un à qui parler, qui s'intéresse à nous. On a pas besoin de s'asseoir dans un bar pour dépenser son pèze, parce qu'on n'a pas d'autre endroit où aller. Si les autres types vont en prison, ils peuvent bien y crever, tout le monde s'en fout. Mais pas nous.
Lennie intervint.
- Mais pas nous! Et pourquoi? Parce que... parce que moi, j ai toi pour t’occuper de moi, et toi, t'as moi pour m'occuper de toi, et c'est pour ça.
Il éclata d'un rire heureux.
- Continue maintenant, George!
- Tu l'sais par coeur. Tu peux le faire toi-même.
- Non, toi. Y a toujours des choses que j'oublie. Dis-moi comment que ça sera.
- Ben voilà. Un jour, on réunira tout not' pèze, et on aura une petite maison et un ou deux hectares et une vache et des cochons et...
- On vivra comme des rentiers, hurla Lennie. Et on aura des lapins. Continue, George, Dis-moi ce qu'on aura dans le jardin, et les lapins dans les cages, et la pluie en hiver, et le poêle, et la crème sur le lait qui sera si épaisse qu'on pourra à peine la couper. Raconte-moi tout ça, George.
- Pourquoi que tu le fais pas toi-même, tu le sais tout.
Non... raconte, toi. C'est pas la même chose si c'est moi qui le fais. Continue... George. Comment je soignerai les lapins?
- Eh bien, dit George, on aura un grand potager, et un clapier à lapins, et des poulets. Et quand il pleuvra, l'hiver, on dira: l'travail, on s'en fout; et on allumera du feu dans le poêle, et on s'assoira autour, et on écoutera la pluie tomber sur le toit... Merde!
Il sortit son couteau de poche.
- J'ai pas le temps de t'en dire plus. »