Odon von Horvath - Un fils de notre temps

Odön von Horvath, Un fils de notre temps (Ein Kind unserer Zeit), écrit en 1938.


« La vendeuse n’est pas jolie.
Elle aura du mal à retrouver une place.
Si elle ne veut pas mourir de faim, il va falloir qu'elle se vende elle-même.
Elle n'en tirera pas grand-chose...
Elle est vraiment trop maigre. Du moins pour mon goût. J'aime les femmes qui ont de la santé.
Les journaux disent bien que nous n'avons plus de chômeurs, mais ce sont des bobards.
Car dans les journaux on ne compte que les chômeurs secourus - mais comme on cesse rapidement d'être secouru, on cesse aussi de figurer comme chômeur dans les journaux. Même si on se tue plutôt que de crever de faim, cela n'y figure pas, car il est strictement interdit d'en parler. Ce n'est que lorsqu’'on se met à voler qu'on a une chance d'y être, mais ça sera dans la chronique judiciaire.
Il n'y a pas de justice, à présent j'ai compris. Nos chefs eux-mêmes ne pourraient rien y changer, même si dans le domaine de la politique extérieure ils agissent de façon aussi géniale. L'homme n'est qu'une bête, et les chefs aussi ne sont que des bêtes, même si ce sont des bêtes aux dons particuliers.
Pourquoi n'ai-je pas ces dons? Pourquoi ne suis-je pas un chef?
Qui décide de notre sort? Qui dit à l'un: Tu seras un chef. À l'autre: Tu seras un sous-homme. À la troisième: Tu seras une maigre vendeuse sans place. Au quatrième: Tu seras un garçon de café. À la cin¬quième : Tu seras une tête de cochon. A la sixième: Tu seras la veuve d'un capitaine.
Au septième: Donne-moi ton bras ...
Qui est-il, celui qui ordonne tout cela?
Ça ne peut pas être un bon Dieu, la distribution est trop mesquine.
Si j'étais le bon Dieu, je ferais tous les hommes égaux.
L'un pareil à l'autre - mêmes droits, mêmes devoirs!
Mais voilà que le monde est une porcherie.
Ma grosse infirmière de l'hôpital répétait bien sans arrêt: Dieu a un dessein pour chacun d'entre nous ...
À cette heure, ça me fait mal de ne lui avoir jamais répliqué: Et pour moi? Quel dessein a-t-il pour moi, ton bon Dieu?
Quel crime ai-je donc commis pour qu'il me dépouille perpétuellement de mon avenir?
Qu'est-ce qu'il veut de moi?
Mais qu'est-ce que je lui ai donc fait? Rien, rien du tout!
Je l'ai toujours laissé tranquille ... »