Iain Levison - Arrêtez-moi là !

Iain Levison, Arrêtez-moi là ! (The Cab Driver), écrit en 2010.

Une fillette de douze ans a été enlevée à Westboro, petite ville à une demi-heure de Dallas. A la suite d’une enquête policière expéditive, Jeff Sutton, chauffeur de taxi, est désigné comme le coupable indiscutable : ses empreintes sont sur une vitre du salon de la fillette et la banquette arrière de son taxi a été lavée à la vapeur. « S’il y a une chose que j’ai apprise de tout ça, c’est que vous ne devriez jamais nettoyer votre taxi à la vapeur après avoir touché les fenêtres d’une inconnue ».

Entre le moment où la police l’arrête et son procès, de nombreuses semaines s’écoulent. Enfermé temporairement dans le couloir de la mort, ses seuls liens avec le monde extérieur sont les rares visite de son avocat commis d’office, qui ne se passionne pas pour son cas. En prison, il a droit à une heure par jour avec ses codétenus pendant la récréation. Il se lie d’amitié avec le cynique Robert – tueur multirécidiviste – qu’il ne faut surtout pas appeler Bob. Enfermé dans sa cellule le reste de la journée, entouré de briques blanches, il se livre à un long monologue intérieur.

A travers cette erreur policière et judiciaire, Iain Levison montre le drame que constitue le fait d’être accusé d’un crime qu’on n’a pas commis. Autant, dans Le procès de Kafka, Joseph K. ne sait pas de quoi il est accusé et ne peut en conséquence pas se défendre ; autant Jeff Sutton est capable de se défendre, de donner des explications rationnelles pour montrer l’absurdité des preuves qui le désignent, mais personne ne le prend au sérieux, personne ne l’écoute. Il est désigné à la vindicte populaire comme le monstre en puissance. Personne n’a intérêt à remettre e en cause cette version des choses, ni la police, ni les médias, ni les jurés. Etiqueté comme délinquant, kidnappeur et violeur d’enfant, il est considéré comme tel par tous, et chacune de ses explications ne peut être vue que comme la stratégie d’un coupable cherchant à éviter la prison. Levison montre magistralement comment une simple erreur policière peut gâcher la vie d’un innocent – en tout cas d’un non-coupable – et combien il est difficile faire éclater la vérité. D’autant plus que Jeff n’a pas de relations ni assez d’argent pour se payer un avocat capable de le blanchir. « Tout dans le monde s’incarne sous deux formes, l’une pour les riches et l’autre pour le reste d’entre nous. Prenez n’importe quel mot, les riches en ont la meilleure version. Aujourd’hui, le mot pour moi est « loi ». »
« Le problème c'est que je n'ai jamais cru à ce procès.
Mes dix mois dans le couloir de la mort m'ont amené à voir les choses différemment, ça m'a donné un aperçu du fonctionnement réel du système. Je n'ai pas été surpris, contrairement à ce que j'aurais ressenti le jour de mon arrestation, que l'avocat de l'accusation invente un nouveau mensonge pour alimenter les déclarations du témoin. Robert m'en avait montré et dit suffisamment sur sa vision du monde pour que je sache que ça arriverait. Ils n'ont jamais vraiment cherché à arrêter le véritable coupable ... Ils voulaient quelqu'un susceptible de l'être, et qui n'avait ni les ressources ni la famille pour faire des histoires. Quelqu'un pour empêcher les médias, les parents de la victime et les résidents de Westboro de leur reprocher de ne pas faire leur travail. Ç'aurait été super d'arrêter le vrai coupable, mais ça n'était pas une nécessité. Quand une fillette de douze ans est enlevée à sa riche famille, vous ne pouvez pas ne pas exhiber quelqu'un.
Ils m'ont exhibé moi. »
Avec son humour si particulier et son regard toujours aussi avisé Levison dresse un portrait de la société américaine moderne. Comme dans ses romans précédents, ses personnages font partie de cette Amérique pauvre, où chacun doit se tuer au travail pour pouvoir survivre. Jeff conduit son taxi seize heure par jour et ne roule pas sur l’or. « Conduire un taxi me tue. Littéralement. A force de rester au volant des jours entiers, du lever au coucher du soleil, sans possibilité de faire de l’exercice, mes jambes, qui étaient musclées, sont en train de s’étioler. » Ces conditions de travail entraine forcément un désert relationnel. Les seuls amis de Jeff sont ses collègues, qui n’hésitent pas à retourner leur veste lorsqu’ils apprennent son arrestation. A son procès, les seules personnes qui viennent témoigner en sa faveur sont son ex-copine perdue de vue depuis des années, et sa voisine de pallier à qui il n’a adressé la parole qu’une seule fois. Misère sociale rime toujours avec misère relationnelle, répète Levison à travers ses romans.

A travers ses romans, Levison montre également jusqu’où les hommes sont prêts à aller pour gagner de l’argent. Devenir tueur à gages dans Un petit boulot, enchaîner les emplois dégradants et payés au lance-pierre dans Tribulations d’un précaire, braquer une banque dans Une canaille et demi, ou accumuler les petits trafics dans Trois hommes, deux chiens et une langouste. Ici, les activités lucratives sont légales et durables, mais pas forcement plus respectables. Jeff Sutton croise par exemple un avocat spécialisé dans les erreurs judiciaires, dont l’activité consiste à attendre que le suspect soit désigné comme coupable pour demander des millions de dollars de dommages et intérêts à la ville. A sa sortie de prison, Jeff accepte un emploi qui n’est pas forcément plus moral : il devra rénover les maisons dont les propriétaires ont été expulsés.

Dans une scène particulièrement réussie, Jeff est interviewé dans une émission télévisée pour évoquer sa situation. Il est invité avec deux autres victimes d’erreurs judiciaires. Au cours de l’émission, ils sont incités à montrer à quel point cette erreur leur a été bénéfique, car ils ont enfin donné un sens à leur vie, grâce à la religion notamment. Enfermer un innocent pendant des années ? Un mal pour un bien ! Puis, c’est au tour de Jeff d’être interrogé :


« Nous reprenons. C'est mon tour. Je vois la caméra se déplacer sur moi pendant que Melissa parle de mon cas, et on montre la photo dont je me souviens, celle de l'article de journal où un Jeff beaucoup plus gros sort menottes aux poignets du poste de police de Westboro. «Ainsi, M. Sutton, vous avez eu une crise d'appendicite en prison », dit Melissa avec un sourire tellement radieux qu'il doit être douloureux à garder.
Ça paraît bizarre de commencer mon interview par cet épisode-là, mais j'acquiesce consciencieusement. «Ouais, j'ai été malade.» Comment mentionner Westboro si nous parlons de mon appendicite ? «Le stress de tout ce qui s'était passé ... » Je m'interromps et je regarde autour de moi tandis que Melissa m'observe d'un air encourageant et inquiet comme si je risquais d'être hors sujet. «Ça a vraiment fait réagir mon corps. Quand la police de Westboro ...
- Vous êtes allé à l'hôpital, c'est exact? demande Melissa en vérifiant ses notes.
- Ouais.
- Alors voyons. Réflêchissons.» Elle se tourne vers la caméra tout eh continuant à me parler, ce qui est un curieux décrochage. «Si vous n'aviez pas été arrêté, vous n'auriez peut-être pas eu accès aux soins qui vous ont remis sur pieds, n'est-ce pas? »
Je n'avais jamais vu les choses de cette façon, c'est sûr.
Dans cette optique, l'inspecteur Dave et son ami procureur qui a fait disparaître toute preuve qui aurait pu m'innocenter m'ont rendu un fier service. « Je crois que j'ai oublié de les remercier.» J'ai parlé avec une fausse gaieté destinée à rivaliser avec celle de Melissa, mais elle la perçoit, et son public à travers elle, comme authentique. J'oublie je suis dans un univers qui rend crédible ce qui est douloureusement faux. j'imagine Brock en train de se frapper le front en regardant cette interview. «La police de Westboro ... »
«Pourquoi cela?» demande Melissa à la caméra avec le front soucieux d'une journaliste déterminée. Je ne sais plus si c'est à moi qu'elle parle, à son public, ou à un type qui vient d'apparaître par satellite sur le petit écran. « Pourquoi assurons-nous des soins de première qualité à des violeurs et des meurtriers, alors que des personnes qui travaillent dur n'y ont pas accès ? Pour parler de cette question, nous nous adressons au docteur Miles Lake, du ministère de la Santé et des Affaires sociales du Texas.»
Je demande à Everett: «Elle se croit drôle cette pétasse?» et j'entends ma voix résonner dans tout le studio. »